Indisciplinés ! Voilà l’adjectif qui qualifie très souvent les professionnels du transport de masse. Chauffeurs et apprentis ne sont guère appréciés du grand public. Insultes, bagarres, disputes, accidents à répétition… la courbe de popularité n’a jamais monté. EnQuête est allé voir ce qui est à l’origine de ces comportements. L’esprit de jungle qui règne dans les gares routières constitue une bonne partie des causes.
Un taximan tué par balle au cours d’une dispute. Un chauffeur particulier qui égorge son patron, après une tentative de vol ratée. Et voilà les acteurs de cette profession sous les feux des projecteurs. Des questions se posent sur leur conduite sur la route, particulièrement leur niveau de formation et leur discipline. D’aucuns diront d’ailleurs que les deux sont étroitement liés. Ce que ne contestent pas les concernés. En effet, ici au Sénégal, les conducteurs de taxis ou de véhicules de transport en commun ne sont pas sortis d’une école formelle. La gare routière reste leur unique centre de formation.
‘’Les jeunes qui viennent embrasser le métier ignore beaucoup de choses. Facilement, ils obtiennent leurs permis. Ce sont souvent des laveurs de véhicules dans les gares routières qui apprennent petit à petit à conduire et qui deviennent des chauffeurs. De ce fait, ils n’acquièrent aucune expérience, ils ne reçoivent aucune formation qui devra les aider. C’est pour cela qu’ils sont à l’origine de beaucoup de dérives’’, explique Ousseynou Sané.
En fait, les candidats démarrent comme laveurs ou apprentis. Les premiers cours de conduite se font sur place. Il suffit de déplacer la voiture d’un point à un autre de la gare routière, généralement pour la nettoyer. Plus tard, le prétendant gagne le droit de sortir des lieux pour aller payer quelques factures telles que l’assurance, la carte grise, etc. C’est le moment de se familiariser avec la circulation. Et petit à petit, au fil des années, il se bonifie. Avec une petite somme, fruit d’une longue thésaurisation ou acquise à l’issue des récoltes ou bien avec l’aide d’un parent, il postule pour l’obtention d’un permis de conduire.
Le permis de conduire vendu à 100 000 F CFA
Rares sont ceux qui obtiennent le sésame sans bourse délier. La plupart du temps, ‘’le passeport’’ est validé suite à un décaissement pouvant aller de 50 000 à 100 000 F. D’ailleurs, un ancien émigré se souvient que lorsque l’Espagne signait un protocole avec des pays tiers pour la reconnaissance des permis de conduire, le Sénégal avait refusé de parapher l’accord. Et en 2005, lorsque le Président Abdoulaye Wade effectuait une visite de travail à Madrid, la capitale espagnole, il a été interpellé par les Sénégalais. Les yeux dans les yeux, Wade avait dit : ‘’Vous tous, vous avez acheté vos permis de conduire à 100 000 F CFA ou plus. Je ne vais pas signer cet accord et demain, vous allez multiplier les accidents ici. Et le Sénégal sera responsable. Si vous voulez un permis de conduire, allez-vous inscrire dans une auto-école.’’
Pour en revenir aux chauffeurs de transport en commun ou de taxi, il y a un passage obligatoire. Avant de parler de permis, le nouveau venu devra suivre un rite initiatique inévitable. Ainsi, dans les gares routières, ils suivent une formation qualifiée de dure ou à l’Américaine par les chauffeurs eux-mêmes. Dans l’entendement des chauffeurs, l’autonomie passe par ‘’une certaine sévérité’’, avant ‘’de devenir un vrai homme’’. C’est-à-dire quelqu’un ‘’capable de faire face à tout genre d’attaques, de provocations et de tentations’’. La riposte est donc leur leçon de base. Elle est même considéré à la fois comme la meilleure arme et le bouclier le plus sûr pour ne pas être affaibli. ‘’Un poltron n’a pas sa place ici. Il est impardonnable pour un chauffeur de taxi, de clando ou de camion de fuir devant un danger. Il faut avoir beaucoup de courage et une grande capacité de résistance’’, soutient avec fierté ce taximan du nom de Baba Ndao.
Mince, petit de taille, teint noir, ce chauffeur devant son volant a suivi le chemin classique avant d’avoir son propre taxi. ‘’Lorsque nous intégrons la gare routière en tant qu’apprenti, nous vivons toutes sortes de violence’’, dit-il. Selon lui, cela fait partie de la formation qu’ils reçoivent car la règle dans ce milieu est d’affronter toute sorte de danger sans recul. ‘’Devant tes collègues, si tu manifestes une peur à te défendre ou bien une faiblesse de résistance, tu es foutu. Comme c’est un environnement où il n’y a que des hommes venus de localités différentes, tu es obligé de faire preuve de bravoure’’, confie ce jeune chauffeur. Durant tout le long du trajet qui nous mène à notre destination, il explique, sans détours, les secrets de cette jungle. Dans ce milieu, toutes sortes de provocations et de défis sont lancés à l’encontre des uns et des autres soit pour tester leur courage, soit pour s’imposer à eux. Surtout dans les moments où chacun attend son tour pour prendre des clients.
Par exemple, confie-t-il, un collègue peut venir, sachant qu’il est loin sur la liste, dire qu’il vient avant celui qui est normalement le prochain sur la liste. ‘’Si tu laisses faire, tu deviens le peureux de la gare routière. L’information passe vite et tout le monde va être au courant’’, ajoute-t-il. Seulement, cette recherche de carapace dure ne se limite pas entre semblables. Ça devient à la limite un réflexe face à la société.
| Quand des chauffeurs font le procès de leurs collègues
L’indiscipline dans la circulation indispose beaucoup de conducteurs. Pointés du doigt, certains chauffeurs du transport urbain n’hésitent pas à faire le procès de leurs camarades. La gare routière de Colobane refuse du monde en cet après-midi de décembre 2016. Difficile de traverser la route sans que les policiers en faction n’interrompent le trafic. Une ambiance folle y règne. Dans ce lieu, le sujet intéresse plus d’un. Chacun essaye de défendre ses idées. Le jeune chauffeur Oumar Bâ fait partie de ceux qui pensent que les chauffeurs ne sont pas sans reproche. Il estime qu’il y a certains d’entre eux qui ne manifestent aucun respect à leurs clients. ‘’Dans la circulation, nous assistons à des scènes déplorables qui ne nous honorent pas. Certains jeunes chauffeurs qui n’ont pas encore acquis l’expérience se comportent des fois comme ils veulent’’, se désole-t-il. Longuement attentive à la discussion, Asta Ndao, une vendeuse de produits à base de plantes, finit par s’inviter au débat. Elle a du mal à contenir tout ce qu’elle a contre les pratiquants du métier. Cette jeune fille au teint noir, courte de taille, est même sur la défensive. Vêtue d’une robe orange, elle n’apprécie guère le comportement de certains parmi ses voisins. Selon elle, les jeunes filles commerçantes sont les proies préférées des chauffeurs ; elles sont quotidiennement victimes d’actes d’indiscipline. ‘’Des fois, tu passes, ils te taquinent en t’adressant des mots déplacés. Il arrive même qu’ils t’offensent en te tapotant car ils essayent souvent de te manquer de respect’’, gémit-elle. Parmi ses cibles privilégiées, les pensionnaires de la gare routière appelée garage Guédiawaye où elle habite. ‘’Il ne se passe pas un jour sans que tu ne voies d’actes incorrects de leur part. Ils ont un comportement bizarre que personne ne peut qualifier. Ils font ce qu’ils veulent dans les gares, et ils le transportent dans la circulation. De très jeunes apprentis chauffeurs fument de la cigarette n’importe quand, en plus d’enfumer les passagers’’, déplore-t-elle. Toutefois, elle estime que l’Etat doit mettre les moyens nécessaires pour accompagner les chauffeurs afin qu’ils puissent exercer leur boulot sans difficultés. Derrière le stade Léopold Sédar Senghor, une autre gare. Il est même difficile de dire s’il s’agit d’une gare routière ou d’un atelier de mécanicien, tant les deux activités se confondent. Un vent un peu frais souffle sur ce lieu très fréquenté par les taximen. Youssou Aw est l’un d’eux. Il est venu se faire réparer sa voiture. Lui non plus ne trouve aucune excuse pour certains de ses pairs. Drapé d’un jean bleu assorti d’un tee-shirt rose clair, ce quinquagénaire est pressé de récupérer son outil de travail pour reprendre la route. Ce qui ne l’empêche pas de s’exprimer sur le sujet. ‘’Dans la circulation, vous voyez des chauffeurs qui s’insultent, oubliant qu’ils sont avec un client à qui ils manquent de respect. Ce n’est pas juste de sortir des mots déplacés devant une personne que l’on ne connaît même pas. Cette dernière peut subitement vous taxer d’indiscipliné du fait du spectacle auquel il a assisté’’, regrette-t-il. ’Un temps d’apprentissage de 6 à 8 mois’’ Outre l’indiscipline face aux autres, il y a la rigueur dans la conduite. Ce doyen avoue que certains jeunes chauffeurs ne respectent pas le code de la route, ils font ce qu’ils veulent ; ce qui est à l’origine de beaucoup d’accidents. ‘’Un temps d’apprentissage de 6 à 8 mois du code de conduite ne suffit pas pour affronter la route’’, soutient-il. Non loin, deux jeunes chauffeurs discutent à voix basse. L’un est dans un taxi, l’autre debout à côté de lui. L’un d’eux, visage couvert par des lunettes, appelle ses collègues à adopter le comportement d’un homme normal. ‘’Nous ne sommes pas des personnes hors pair. Qu’est-ce qui nous empêche de bien nous comporter, comme les autres ? C’est vrai que nous sommes souvent comme des personnes mal élevées ?’’ reconnaît-il. Son ami conforte sa thèse et pointe du doigt l’absence de réglementation, selon lui, à l’origine des dérives. ‘’Il n’y a aucun accompagnement dans les gares routières. Si tu viens pour être formé, tu es laissé à toi-même. Tu n’es pas protégé ; aucune sanction n’est prévue si tu commets une erreur. Il n’y a pas de hiérarchie, chacun est libre de faire ce qu’il veut. De ce fait, si tu n’as pas reçu une bonne éducation chez toi, tu imites ce que tu vois’’, souligne Ousseynou Sané. Babacar Lô ajoute à ces récriminations une autre qui n’est pas toujours soulignée : Il s’agit des taxis qui souvent sentent mauvais parce que mal entretenu. Si le propriétaire n’a pas tout simplement fumé dedans. ‘’Certains non plus ne soignent pas leurs tenues. Ce qui n’honore pas la personne’’, déplore ce jeune chauffeur, petite de taille et au teint noir. Pourtant, la bonne tenue et la discipline peuvent parfois vous être bénéfiques. M. Lo raconte qu’il est arrivé à deux chauffeurs exemplaires de bénéficier de financement venant d’une personne qu’ils ont transportée. L’individu, affirme-t-il, les a aidés à avoir leur propre véhicule. Cependant, tous les chauffeurs n’ont pas la même vision critique sur la profession. L’un d’eux du nom de Saliou Touré estime que chaque règle a une exception. Ce dernier, formateur dans une gare routière de la place, confie : ‘’Si un apprenti commet une erreur, on appelle son parent pour l’informer de ce qui s’est passé. Je ne tolère pas les insultes, ni les actes d’indiscipline. Nous tenons tout le temps à assurer l’éducation chez les apprentis chauffeurs qui ignorent les tenants et aboutissants du métier’’, a-t-il soutenu. |
AIDA DIENE
