A l’image des autres groupes de presse sénégalais, WalFadjri baigne dans des difficultés quimenacent sa pérennité. Son Président Directeur Général, Me Cheikh profite de la célébration du 10 millième numéro de WalfQuotidien par lequel cette aventure qui dure 41 ans a commencé pour sonner l’alerte sur la pression fiscale inédite et violente envers les médias, le refus des nouvelles autorités politiques de verser l’aide annuelle à la presse depuis plus de 15 mois, les conventions publicitaires avec des organes de l’Etat, devenues beaucoup trop faibles, etc.
Depuis décembre 2018, vous avez pris le relais d’un homme irremplaçable, El Hadji Sidy Lamine Niass, à la tête de WalFadjri. Comment se comporte aujourd’hui ce groupe de presse qu’il a fondé il y a 41 ans et dont le premier organe WalfQuotidien célèbre son dix-millième numéro ?
Me Cheikh NIASS : Je voudrais tout d’abord rendre grâce à Allah car si on voit l’état de la presse aujourd’hui, il va sans dire que tenir aussi longtemps dans la durée et la constance n’est pas une sinécure. Tout le mérite revient naturellement à Sidy Lamine Niass, père fondateur et pionnier dans la presse privée, pour qui l’on ne cesse de prier pour le repos de son âme. Cela fait bientôt 7 ans que je suis aux commandes du groupe, mais c’est avec la récente alternance politique que je mesure réellement le défi immense de pérenniser un groupe de Presse comme WalFadjri. Car de mémoire de jeune entrepreneur, jamais je n’ai connu autant de difficultés à honorer les charges fixes de l’entreprise que durant ces derniers mois. Il y a pour ainsi dire un marasme économique, accentué par une méfiance des pouvoirs publics envers les médias et notamment des patrons de presse. En toute transparence, je peux affirmer que le Groupe WalFadjri vit à découvert depuis le début de l’année. Sans le concours et la compréhension des institutions bancaires, on cumulerait déjà des arriérés de salaire comme cela s’observe malheureusement dans d’autres maisons de presse. Tout ceci s’explique par une pression fiscale inédite et violente, le refus des autorités de verser l’aide à la presse depuis plus de 15 mois, des conventions avec l’Etat beaucoup trop faibles, etc.
L’environnement médiatique se dégrade de jour en jour à travers le monde, comment comptez-vous maintenir le flambeau (legs) ?
Au-delà de la résilience et de la recherche permanente de nouveaux partenaires financiers, il y aura des mesures difficiles qui devront être prises si la situation économique n’évolue pas positivement dans les prochaines semaines. Je pense notamment au chômage technique de tout ou une partie du personnel, à des licenciements économiques, des départs volontaires ou encore la fermeture de certains départements peu ou pas rentables. Sidy Lamine Niass avait pour habitude de dire : «En gestion, c’est deux choses : recettes et dépenses ; s’il n’y a pas suffisamment de ressources, alors il faut diminuer les dépenses». On se souvient tous de 2015 avec la suppression de 42 postes. Jusqu’ici, j’avais adopté la stratégie inverse : augmenter exponentiellement les dépenses, pour espérer que les recettes suivent. Mais c’était sans compter avec d’autres facteurs exogènes qui mettent à mal aujourd’hui cette politique d’entreprise, tel que la concurrence accrue des médias et notamment du digital, ou encore l’environnement étatique hostile. Et j’insiste sur ce point, car sous l’ancien régime, on recevait certes des miettes par rapport à la concurrence, mais on parvenait toujours à être à jour de nos engagements. Aujourd’hui, on vit dans le rouge, et si la banque nous lâche, on devra recourir inévitablement à un plan social. Nous avons plus de 200 millions d’engagements bancaires, c’est vous dire que mon plus grand souhait c’est de maintenir le flambeau sans perdre aucun membre du personnel, mais il faudra nécessairement que la situation macroéconomique du pays soit plus reluisante.
Est-ce qu’avec ces difficultés, le groupe va poursuivre son ancrage dans la ligne des masses, voulue par son fondateur ?
La ligne éditoriale de WalFadjri ne changera pas nonobstant les difficultés. Il en va de notre crédibilité et c’est aussi notre identité depuis plus de 40 ans. Aujourd’hui, on est plus que jamais ancré dans la ligne des masses, la voix des sans voix. Et c’est très perceptible dans le journal WalfQuotidien, car on reçoit régulièrement des critiques des nouveaux tenants du pouvoir que le journal leur serait hostile. J’en profite d’ailleurs pour féliciter toute la rédaction, et primus inter pares, un hommage appuyé au directeur de publication Monsieur Seyni Diop. A titre personnel, je n’ai jamais orienté le quotidien, et je découvre comme tous les Sénégalais le contenu proposé par l’équipe ; tout au plus il peut m’arriver de demander qu’on mette en évidence un partenaire mais le dernier mot revient toujours à la rédaction.
Il en est de même pour WalfNet, avec le travail colossal de Monsieur Ibrahima Anne, qui ne ménage aucun effort avec son équipe pour nous mettre à l’ère du digital.
Concernant la radio et la télé, là également Monsieur Moustapha Diop fait un excellent boulot à travers l’offre programmatique proposée aux Sénégalais. L’avènement des chroniqueurs dans les médias, souvent des non journalistes et colorés politiquement, peut donner l’illusion qu’on est pro-pouvoir. Surtout qu’il est bien plus difficile de trouver un chroniqueur opposant qu’un chroniqueur de la mouvance de Pastef. Mais c’est un leurre, et quand je regarde le journal télévisé, je suis satisfait que les «sans voix» continuent d’exprimer leurs inquiétudes et doléances. Malheureusement, le paysage médiatique a beaucoup évolué depuis le décès de Sidy Lamine Niass, avec le phénomène de chroniqueurs évoqué ou encore la forte digitalisation de la société (le fameux «télé si poche»), qu’il m’arrive de perdre quelques repères. Mais, c’est sans compter sur les professionnels que nous avons, avec 100 % des responsables de Walf aujourd’hui qui ont eu à collaborer longuement avec mon défunt père.
«Sauver Walf est éminemment plus important à mes yeux que toutes autres considérations personnelles ou de confort»
Quel modèle économique adopté pour survivre ?
Vous évoquez à juste titre la notion de survie. En la matière, il faut bien sûr continuer à recourir à ce qui marche, l’orthodoxie je dirai, à savoir une offre programmatique alléchante et aller trouver les partenaires. Mais également sortir des sentiers battus, réfléchir à d’autres modèles, comme l’ouverture de capital par exemple. Je nourris un rêve -peut être utopique- pour l’heure, que les Sénégalais par millions deviennent actionnaires de WalFadjri. Ainsi, «Walf patrimoine national» ferait plus sens, et quel plus bel hommage pour Sidy Lamine Niass que sa boîte soit la propriété de tous ? Tout ceci demande beaucoup d’études et de prospections. Mais, dans la survie, il n’y a pas de mauvaise idée. Sauver Walf est éminemment plus important à mes yeux que toutes autres considérations personnelles ou de confort. Le digital aussi peut nous donner encore plus de satisfactions. En effet, les revenus générés par YouTube sont indispensables pour la marche de la boîte, mais on peut également réussir à monétiser le journal dans le web. C’est d’ailleurs ce qu’ont réussi les grands médias français comme le journal Le Monde en réponse à l’effondrement de la vente du papier.
Est-ce que le groupe WalFadjri a la part qui devrait lui revenir dans le marché de la publicité ?
Malheureusement, non ! WalFadjri n’a pas sa part de marché ni dans le secteur privé ni avec l’Etat. Et ceci ne date pas d’aujourd’hui. Les Sénégalais pensaient qu’après tout ce que Walf a subi sous Macky, ce serait l’eldorado sous Diomaye. Loin s’en faut. L’année dernière, le Premier ministre avait fait une circulaire pour demander le gel des conventions pour voir la part de chaque entreprise de presse. Je pense qu’il s’est rendu compte facilement, que des entreprises de presse de moindre envergure que Walf avait cent fois plus que nous. Malheureusement, la correction n’est toujours pas effective, mais nous ne baissons pas les bras. Je pense qu’une fois que la situation économique du pays sera meilleure, on devrait enfin avoir la part qui nous revient. Pour l’heure, on vit entre espoir et crainte ; espoir d’un avenir plus radieux pour tout le pays, et aussi crainte que le temps soit très long et que des mesures de redressement ne soient prises.
«L’aide à la presse est pour nous ce que la bourse est pour l’étudiant… »
Beaucoup de Sénégalais estiment que WalFadjri a joué sa partition dans l’avènement du nouveau régime avec les nombreuses coupures du signal de WalfTv sous Macky Sall. Est-ce que justice vous a été rendue aujourd’hui ?
C’est une lapalissade que de dire que WalFadjri a joué sa partition dans cette troisième alternance. On a subi presqu’autant que les tenants actuels du pouvoir, avec les coupures répétées de notre signal de télévision, allant jusqu’au retrait définitif. Malheureusement, justice ne nous est pas encore rendue. Pourtant, l’opposant Ousmane Sonko, venu en 2023 dans mon bureau, avait promis d’indemniser Walf pour tous les désagréments liés aux coupures. Entre temps, et en bon juriste que je suis, j’ai gagné à plusieurs reprises contre l’Etat devant la Cour Suprême, qui a sanctionné le Conseil national de régulation de l’audiovisuel (Cnra) pour défaut de mise en demeure, et le ministère de la Communication pour abus de pouvoir. Malgré ces victoires judiciaires éclatantes, et l’avènement du nouveau régime, l’Etat traine le pas.
Nous continuons la procédure judiciaire en réparation de nos préjudices même si j’aurais préféré une résolution amiable vu l’urgence et les difficultés auxquelles le groupe fait face.
En tant qu’entrepreneur, comment vivez-vous le blocage de l’aide annuelle allouée à la presse depuis près de deux ans maintenant ?
Le blocage de l’aide à la presse est éminemment injuste et révoltant. Et s’il y a bien un grief que je peux faire au président de la République, que je n’ai jamais rencontré de ma vie et qui ne m’a jamais fait de promesses, c’est bien ce blocage. Rien ne saurait le justifier, et j’ai pour habitude de dire que l’aide à la presse est pour nous ce que la bourse est pour l’étudiant : un droit fondamental. Le ministère de la Communication gagnerait plus à s’atteler à une distribution juste et équitable de l’aide plutôt que de lister les médias conformes. D’autant plus que d’une année sur l’autre, on a vu l’aide évoluer au gré des humeurs du régime. C’est dire qu’il pouvait même l’année dernière la distribuer avec le cachet «Jub-Jubal-Jubanti».
«Il faudrait songer, comme en France, à supprimer la publicité le soir dans les médias publics»
Quelles peuvent en être les conséquences directes pour les entreprises de presse dont la plupart vivotent ?
Malheureusement, le non-dit essentiel c’est comme vous l’avez relevé plus haut, une volonté d’asphyxier les médias, entreprise totalement vouée à l’échec et à la limite contre-productive pour le pouvoir. Car avant la mort d’une entreprise de presse, si tant est que cela arrive un jour, les premières victimes seront les journalistes et techniciens qui subiront des arriérés de salaires et autres désagréments, et ces gens-là sont pour la plupart des sympathisants ou militants de Pastef. Ce n’est qu’à la toute fin que le patron de presse ressentira réellement l’impact sur le plan personnel. C’est vous dire qu’on doit vraiment mettre fin à cette asphyxie, et être conscient du rôle majeur joué par les médias dans l’avènement des trois alternances au Sénégal.
Permettez-moi d’exprimer ma solidarité au Groupe Futurs médias, et surtout à son promoteur, Monsieur Youssou Ndour, qui a démontré son leadership en tant qu’artiste, mais aussi un leadership incontesté dans le domaine des médias. Tout ce qu’il touche se transforme en or, et si on ouvrait le corps d’un Sénégalais, vous trouverez à 90 % : Serigne Touba, du thiéboudieune et Youssou Ndour. C’est dire qu’il mérite d’être honoré par toute la nation, et non d’être combattu par le régime.
La presse sénégalaise n’est-elle pas trop dépendante du client-Etat, alors que d’autres mécanismes existent ?
La presse sénégalaise est dépendante de l’Etat, mais ce n’est pas le propre de la presse. D’autres secteurs de la société dépendent quasi exclusivement de l’Etat et cela ne pose de problèmes à personne.
La réalité c’est qu’on est plus royaliste que le roi, je veux dire que la presse privée fait plus de service public que les médias publics. J’en donne pour preuve qu’à chaque allocution du Président, tous les médias privés la retransmettent sans compter tous les débats d’utilité publique que nous diffusons à longueur de journée. C’est à se demander si la concurrence de la Rts par exemple ne serait pas déloyale, car que fait la Rts que ne fait pas Walf par exemple ? Peut-être que pour alléger cette dépendance Presse/Etat, il faudrait songer comme en France à supprimer la publicité le soir dans les médias publics de France télévisions.
En tout état de cause, j’exhorte le président de la République, Son Excellence Bassirou Diomaye Faye, et le Premier ministre, Monsieur Ousmane Sonko, à redonner à la presse privée ses lettres de noblesses, et d’être conscient qu’on œuvre de concert dans la stabilité et le redressement du pays.
(Avec Walf Net)
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